Frontières
La publication récente de deux ouvrages sillonnant les frontières du monde, et de la Suisse en particulier, m’a donné envie de les comparer. J’ai été devancée par le Salon du livre de Genève qui a organisé entre les deux auteurs un débat ; je l’ai manqué malheureusement. Tant pis, je me lance quand même.
D'un côté Juliet Fall, professeur de géographie et d'environnement à l'université de Genève depuis 2007, citoyenne double nationale britannique et suisse, et de l’autre l’écrivain Daniel de Roulet, citoyen suisse, grand voyageur.
Sous le titre Bornées, une histoire illustrée de la frontière (MétisPresses, 2024), Juliet Fall a publié un livre qui ne ressemble à aucun autre, « un essai graphique (…), un conte en images sur le territoire, les identités et les efforts consentis pour nous faire croire qu’ils sont indispensables », écrit-elle. On voit là pointer l’humour anglais. Le territoire dont elle parle, c’est celui qui borde le Léman, restreint à cause de la pandémie qui a fermé les frontières.
En revanche, dans Frontières liquides, journal de lacs (Ed. Phébus, 2025), Daniel de Roulet décrit des périples autour d’une vingtaine de lacs, de l’Extrême-Orient à la Suisse. « Vivre au bord de l’un d’eux est un privilège qui me tient à distance du nationalisme puisque l’eau que j’ai sous les yeux ne peut être attribuée à un seul pays », affirme ce résident lémanique.
Les bornes
La bande dessinée réalisée par Juliet Fall est destinée à « un public plus large que celui de mon univers académique, sans pour autant qu’il s’agisse de vulgarisation. C’est quelque chose de nouveau, on va voir où cela mène », dit-elle dans Campus, le magazine scientifique de vulgarisation de l’université de Genève. Ses dessins sont basés sur de nombreuses photos prises entre 2020 et 2023.
Au cours d’une promenade en vélo avec sa famille, le blocage de la frontière annonça le début des effets de la pandémie. « L’histoire démarre avec un minuscule virus qui bouleverse nos vies, change nos relations avec nos voisins, nos foyers et nos corps. Il modifie notre regard sur les lignes de nos cartes. (…) D’un jour à l’autre, nos géographies changent. »
L’idée lui vint d’étudier en détail cette frontière qui entoure le Léman. Elle entreprend de l’explorer à pied et de se plonger dans les archives et la documentation nécessaires à sa recherche.
Au cours des siècles, et après le rattachement de Genève à la Confédération, les bornes se déplacent. Des traités internationaux amènent des changements « qui se font au rythme du politique, pas de la technique ».
« Nous explorons cette complexité de borne en borne, à la recherche de l’existence matérielle de la ligne invisible, dans une chasse au trésor sans destination claire. »
Après les longues marches le long des lignes frontière, « je rentre à la maison, les jambes lourdes, à la recherche d’une tasse de thé, je me sens liée à mes paysages d’adoption. Un chez-moi proche d’une ligne, que je connais désormais intimement d’un bout à l’autre ».
Les lacs
Si Juliet Fall a restreint son point de vue autour du Léman, Daniel de Roulet a parcouru le monde dans son « Journal de lacs ». Lacs frontaliers, parfois entre deux pays seulement, parfois davantage, comme la Caspienne. La plus grande surface lacustre du monde, elle est bordée désormais de cinq nations, l’Iran, la Russie, le Turkménistan, le Kazakhstan et l’Azerbaïdjan, mais ce ne fut pas toujours le cas.
La géographie constitue évidemment une part importante des descriptions de Frontières liquides, auxquelles l’auteur ajoute toujours des éléments historiques ou littéraires.
Il débute par le Wannsee, qui a attiré poètes, empereurs et sombres brutes, où s’est échafaudée « la solution finale du problème juif », pour terminer par six lacs suisses. En passant par des sites aux noms plutôt comiques, le Khanka, le Titicaca, le Balaton, le Peïpsi, ou quelques autres dont il tire toujours la substantifique moelle.
Le lagon de Courlande
Prenons l’exemple du lagon de Courlande, entre la Russie et la Lituanie, d’une superficie trois fois supérieure à celle du Léman. Roulet commence en parlant de Thomas Mann. Grâce au Prix Nobel de littérature reçu en 1929, l’écrivain allemand, séduit par la vue, s’était fait construire une demeure familiale par un architecte local, une résidence sur un plan traditionnel, qui existe toujours. C’est là que Mann débuta un cycle littéraire autour du personnage de Joseph et prétendit que les dunes entourant sa maison lui rappelaient celles de l’Egypte où se déroule son roman. Et c’est l’occasion de raconter que Mann y passa trois étés, mais qu’à la suite de l’arrivée au pouvoir de Hitler, il se réfugia en Suisse, où il mourra en 1955, et que sa maison fut pillée.
Deux autres écrivains, Jean-Paul Sartre et sa compagne Simone de Beauvoir, y passèrent quelques jours en août 1965, grâce à une permission spéciale de Khrouchtchev, une visite accompagnée par un photographe dont les photos « feront date dans la légende iconographique du couple », écrit Roulet.
Détails
Il a l’art de découvrir des détails surprenants. La Caspienne est remplie de phoques, de sterlets, d’esturgeons, de saumons et de cinquante espèces de poissons qui ne se trouvent nulle part ailleurs. C’est dans la couche volcanique voisine que les frères Nobel exploitent le pétrole dès 1847, le vendent dans la planète entière, agrandissent la ville de Bakou pour y loger leurs ouvriers et deviennent millionnaires.
Dans les Grands Lacs, entre le Canada et les États-Unis, Roulet a connu un moment de grâce sur le traversier (ferry-boat) du lac Huron où il est « saisi par la beauté, par le bleu clair du firmament, le vert des forêts insulaires séparé du bleu profond de l’eau par le liseré blanc d’une plage de sable ; tout est sublime ».
L’ouvrage s’achève par le tour du lac Léman en plusieurs étapes, avec une compagne dont il avait fait la connaissance aux Bains des Pâquis. « Les usages du Léman, scientifiques, littéraires, économiques, littéraires, artistiques, sont si variés que je peine à en faire l’inventaire », avoue-t-il.
Et moi de même. Je ne peux que recommander la lecture de Frontières lacustres, à la découverte de lieux et de récits passionnants.