L'heure des prédateurs
« Aujourd’hui, l’heure des prédateurs a sonné et partout les choses évoluent d’une telle façon que tout ce qui doit être réglé le sera par le feu et par l’épée », déclare Giuliano da Empoli dans le prologue de son roman, L’Heure des prédateurs (Ed. Gallimard, 2025).
Il ajoute que son livre a pour but «de saisir le souffle d’un monde, au moment où il sombre dans l’abîme, et l’emprise glacée d’un autre, qui prend sa place. »
Et il achève son ouvrage par une visite chez le maire de Lieusaint, une commune française dont la rue principale est devenue une autoroute. Cette invasion est due à l’application internet Waze (d’ailleurs interdite en Suisse) recommandant des raccourcis pour la circulation automobile. En s’entretenant avec le maire, l’écrivain se réjouit du « contact humain, de sa chaleur, et des surprises qu’il recèle. Tout le contraire des Asperger de la tech et de leur désir maniaque de transformer l’homme en machine. »
Giuliano da Empoli parle en connaissance de cause. Avant de se consacrer à l’écriture, après des études de droit à Rome et de sciences politiques à Paris, il fut notamment le conseiller politique de Matteo Renzi, chef du gouvernement italien de 2014 à 2016, dont il fit le portrait dans Le Florentin (Ed. Grasset, 2016).
Sa magistrale création, plus vraie que nature, d’une éminence grise de Poutine dans Le Mage du Kremlin (Ed. Gallimard, 2022), Grand Prix du roman de l’Académie française, a attiré l’attention du public français. Mais en Italie, il avait déjà été découvert pour un essai sur la jeunesse italienne, qui lui avait valu, à l’âge de 22 ans, d’être nommé « l’homme de l’année » par La. Stampa.
Italo-Suisse
Né en France en 1973, Italien par son père, Giuliano da Empoli a des attaches avec la Suisse car sa mère est argovienne. Il y réside volontiers pour écrire. Peut-être est-il aidé par ce qu’il appelle l’ennui politique suisse, qui selon lui, fait la force de son système et constitue une des leçons de l’Histoire pour désamorcer les conflits.
En qualité de journaliste, il a assisté à de nombreuses réunions politiques, à diverses époques. L’assemblée générale des Nations unies lui donne l’occasion de mettre en évidence des personnalités étonnantes, avec brio.
Portraits
Tel le jeune président du Salvador, Nayib Bukele, le « dictateur le plus cool de la Terre », comme il s’est lui-même qualifié, ou El milagro Bukele, le miracle Bukele comme on l’appelle en Amérique latine, qui, pour pacifier son pays, a ordonné l’arrestation de toutes les personnes tatouées, pour la plupart des bandits. Résultat, « le taux d’homicides a été divisé par dix et le Salvador est devenu le pays le plus sûr de tout l’hémisphère occidental, devant le Canada », raconte Giuliano da Empoli.
Il souligne l’importance de la communication numérique, première expérience vraiment globale, qui s’est imposée aujourd’hui. « Le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants », ainsi que le prouvent les Brexiters, Trump et Bolsonaro.
Et Trump, quel portrait ! Le président américain ne lit jamais, même pas les notes que lui transmettent ses conseillers. « Il ne fonctionne qu’à l’oral. (…) Ce qui compte est avant tout l’action, dont la connaissance, comme on le sait, est l’un des pires ennemis. Un environnement chaotique exige des décisions audacieuses qui captivent l’attention du public, tout en sidérant les adversaires. » Et il achève sa description : « Un analphabète fonctionnel comme Trump peut atteindre une forme de génie dans sa capacité à résonner avec l’esprit du temps. »
Comment jongler
L’intérêt et le plaisir qu’on trouve dans la lecture du livre de Giuliano da Empoli, tout en nous glaçant le sang par moments, provient de son ouverture d’esprit. Il picore ici et là des détails savoureux.
Voyez cette image de Bismarck à propos de l’absence de règles qui règne aujourd’hui. Interrogé, « le grand Bismarck répondait de sa petite voix fluette qui lui interdirait aujourd’hui toute forme de succès politique, que son métier consistait à jongler avec cinq balles dont deux restaient constamment en l’air. Si le chancelier de fer prussien considérait la politique comme un métier de cirque, je vous laisse imaginer à quoi elle peut ressembler dans un contexte moins structuré. »
L’auteur ajoute, au paragraphe suivant : « Comme le disent les Chinois, le pouvoir est un dragon dans le brouillard. »
Bien sûr, il ne pouvait se taire concernant l’influence de l’IA : « Quand on pense à l’avenir de l’intelligence artificielle, force est d’admettre qu’elle ne va pas que renforcer l’intelligence humaine, elle va aussi renforcer notre stupidité. »
Une sérieuse et spirituelle mise en garde face aux inventions du futur.
Commentaires
Merci à Anne Cendré pour ce portrait vivant d’un auteur très doué que j’apprécie beaucoup!