Hommages
Emmanuel Carrère, quel écrivain passionnant ! Kolkhoze (P.O.L., 2025, 550 pages) le confirme une fois de plus.
Après plus d’une quinzaine d’ouvrages, des romans, des biographies, de la science-fiction, des reportages, de nombreux prix littéraires, il nous propose un hommage à sa mère, « la personne la plus importante de ma vie ».
Hélène Carrère d’Encausse n’était pas n’importe qui. Le livre débute par « l’hommage de la Nation » à la Secrétaire perpétuelle de l’Académie française. La cérémonie, le 3 octobre 2023, se déroule dans la cour des Invalides. Le président de la République, Emmanuel Macron, achève son discours : « C’est à vous, vous la petite-fille des steppes et la mère de la Coupole, l’apatride et la matriarche, l’orpheline et la tsarine, que la France endeuillée présente une dernière fois ses hommages. »
En quelques mots, les aspects étonnants de la vie de cette femme exceptionnelle étaient évoqués.
N’est-ce pas surprenant que le président de la République française porte le même prénom que le fils de la personne dont il fait l’éloge ? Et quel prénom ! Emmanuel, en hébreu : Dieu avec nous, Dieu sauveur. A quoi pensent les parents quand ils donnent ce nom lourd de signification à leur fils ?
Mais revenons à notre sujet.
Zourabichvili
D’origine géorgienne, née à Paris, Hélène Zourabichvili, épouse de Louis Carrère d’Encausse, a donné le jour à trois enfants remarquables, Emmanuel (né en 1957) écrivain, Nathalie, avocate, et Marina, médecin et présentatrice à la télévision. Le titre Kolkhoze évoque d’ailleurs un moment de rencontre familiale pour eux : « faire kolkhoze » signifiait le rapprochement des trois enfants autour du lit de leur mère dans des circonstances spéciales.
Ce mot met aussi l’accent sur l’attachement d’Hélène Carrère à la Russie. En sa qualité d’historienne, elle a beaucoup étudié ce pays et a même, assez longtemps, trop longtemps sans doute, soutenu Vladimir Poutine. L’auteur avoue que sa mère, lui et d’autres amis pensaient que Poutine était un mafieux, « mais que la cupidité est quelque chose de rationnel. Nous n’avons pas compris que quand Poutine a déclaré que la chute de l’Empire soviétique était « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », ce n’est pas seulement qu’il ne plaisantait pas : il était bien décidé à y remédier ».
Les relations avec la Russie constituent une part remarquable du livre d’Emmanuel Carrère. Son séjour à Moscou, après l’invasion de l’Ukraine, apporte une vision éclairante sur la situation. « La vérité n’est jamais dans un seul camp, mais Poutine et les siens, personne dans son bon sens ne peut croire que la vérité est, même un peu, de leur côté. Enfin, c’est mon impression, peut-être que le regard de l’histoire me donnera tort, qui sait ? » Espérons que non !
Un regard
Mais le regard de l’écrivain paraît toujours pertinent. Son observation est frappante dans d’autres ouvrages. Citons l’un d’entre eux.
« A quelques mois d’intervalle, la vie m’a rendu témoin de deux événements qui me font le plus peur au monde : la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari. » L’évocation de cette tragédie a été l’objet d’une commande. « Il est question de vie et de mort, de maladie, d’extrême pauvreté, de justice et surtout d’amour. Tout y est vrai. » écrit Emmanuel Carrère dans D’autres vies que la mienne (P.O.L., 2009).
Dans Kolkhoze, il reconnaît que sa « féroce exigence de vérité » avait bouleversé sa mère. Après la publication d’Un roman russe, il y eut deux ans de brouille entre eux, car elle avait cru que cet ouvrage allait « détruire tout ce qu’elle avait construit ».
Réconciliation
Les dernières pages relatant la mort de sa mère décrivent la réconciliation entre elle et ses enfants. « Nous sommes suspendus à son souffle, priant pour que ça ne reparte pas. Ce n’est pas reparti. Elle était morte. Samedi 5 août, 17h15, nous trois autour d’elle », faisant Kolkhoze pour la dernière fois.
Mais c’est sur son père, très malade et affaibli, que s’achève Kolkhoze. Au lieu de raconter son décès, 147 jours après celui de sa mère, Emmanuel Carrère relate un épisode, survenu en 1976.
Toujours passionné par la généalogie de la famille de sa femme, Louis Carrère va à la recherche d’une pierre milliaire, proche d'Encausse, en Haute-Garonne, mais il ne s'y arrête pas. Il veut voir la borne témoignant que les légions de Pompée sont passées par là, en route pour le Caucase, la Géorgie, « vers Poti, qui s’appelait alors Phasis où naîtra vingt siècles plus tard, le grand-père de sa femme ». Sa femme qu’il adore.
Ainsi, par un grand détour, Emmanuel Carrère réunit ses parents, alors que ceux-ci avaient eu tant de peine à rester ensemble.