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Jaune, le mal-aimé

Le jaune est la couleur primaire la moins aimée des Européens. Depuis que les sondages existent, dans les années 1880, sa place n’a guère changé. Le bleu reste le préféré dans environ 50% des réponses. Puis viennent le vert, le rouge, le noir et, avec 5%, le jaune.

Si je m’intéresse maintenant à cette teinte décriée, la raison en est ce fameux « petit pan de mur jaune », que Proust a distingué dans la Vue de Delft de Vermeer et auquel on ne peut s’empêcher de penser à propos de la grande rétrospective du peintre hollandais à Amsterdam.

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Vue de Delft, 1661, Mauritshuis, La Haye (Wikipedia)

Je ne suis pas encore allée lui rendre hommage. Mais cette allusion à la couleur jaune m’a lancée sur une piste colorée, dont Michel Pastoureau a pavé mes étapes. Cet historien des couleurs a en effet consacré au jaune l’avant-dernier livre de sa série Histoire d’une couleur (Ed. Stock), commencée en 2000 par le bleu, suivi du noir, du vert, du rouge et achevée, pour le moment, par le blanc.

Alors que dans l’Antiquité le jaune appartenait aux teintes appréciées dans le vêtement et la décoration, il a décliné depuis le Moyen Âge, devenant, notamment à cause de l’urine et de la bile, le symbole de la souillure et de la maladie. Que dire de la jaunisse ?

Il n’apparaît pas non plus dans le culte chrétien.

Alors que le rouge représente la force de l’âge, le jaune est associé au déclin. Il représente aussi de nombreux défauts, l’envie, le mensonge, la trahison.

Au 20e siècle, l’étoile jaune a stigmatisé une religion et l’a même conduite à la mort.

Cela ne va plus aussi loin. Mais on traite encore de « jaunes », les personnes qui ne veulent pas s’associer à des mouvements de résistance.

Parfois, le jaune, et surtout le jaune canari, excite les malotrus. On vient d’apprendre que la porte qui fermait l’accès à la promenade fluviale du Bâtiment des Forces Motrices à Genève, précisément teintée de cette couleur, a été arrachée et a disparu. Elle gît peut-être au fond de l’eau, perdant son brillant éclat.

Et pourtant, on peut trouver de nos jours des utilisations du jaune qui ont bonne mine. Que penser des couleurs de la Poste, ses camions et ses boîtes aux lettres ?

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Dans les rues, les lignes jaunes accordent aux piétons un passage sécurisé, n’en déplaise aux cyclistes  et trottinettistes.

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Sport

D’ailleurs le sport s’en vêtit : le fameux maillot jaune est porté par le vainqueur du Tour de France cycliste depuis plus d’un siècle. L’idée avait été lancée par le directeur du journal organisateur de la course, L’Auto, qui était imprimé sur du papier jaune.

Il y eut cette célèbre Croisière jaune, une course en voitures autochenilles, imaginée par Citroën, entre avril 1931 et février 1932 sur la route de la soie, de Beyrouth à Pékin. Le jaune se réfère ici à la « race jaune », comme il y avait eu la Croisière noire en Afrique.

Au tennis, la balle que l’on se plaît à taper entre les lignes est devenue jaune depuis que les tournois sont télévisés, afin de la distinguer plus précisément sur les lignes blanches.

Des drapeaux s’en colorent. N’avons-nous pas découvert le jaune et bleu de l’Ukraine  qui flotte sur de nombreux balcons ?

Armoiries

D’ailleurs ne le portons-nous pas, nous aussi, fièrement, sur nos armoiries genevoises ?

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D’où vient-il ? A droite, la clé jaune représente l’Evêque qui nous  accorda nos franchises en 1387; et à gauche, l’aigle couronné de l’Empire, auquel Genève appartenait, se dresse sur un fond jaune.

Comment accepte-t-on encore de telles accointances ? Faudrait-il, comme certains l’ont suggéré concernant le Ce que l’ainô, en modifier les détails ? Ce serait se lancer sur un terrain que je déteste, le wokisme, cette mode stupide qui consiste à juger le passé avec les œillères contemporaines. Mais franchement, n’est-ce pas surprenant que l’on conserve de tels souvenirs de notre histoire ?

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Enfin, après ce petit tourisme coloré, je reviens au « petit pan de mur jaune » dans La Prisonnière de Proust. On voit l’écrivain Bergotte qui vient retrouver la Vue de Delft, tableau qu’il adore, alors qu’il est très malade et qu’on lui avait prescrit le repos. Malgré ses étourdissements, il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il.  Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune ». [Je devrais en prendre de la graine.] Quelques instants après, « il s’abattit sur un canapé circulaire (…), il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. »

Assurez-vous d’être en bonne santé si vous allez voir Vermeer.

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