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Le traité de Lausanne de 1923

C’était il y a 100 ans, le 24 juillet 1923, que fut signé le Traité de Lausanne, un traité concernant principalement la Turquie. Il mettait un point final à la dernière conférence de paix qui suivit la Première guerre mondiale.

La conférence avait été ouverte huit mois plus tôt, le 20 novembre 1922, au casino de Montbenon et s’était déroulée au château d’Ouchy. Il s’agissait de régler les problèmes avec la Turquie, après l’effondrement de l’Empire ottoman, dont le démembrement avait été signé par le sultan Mehmet VI sur le Traité de Sèvres en avril 1920.

Mais ce traité de Sèvres ne fut ni ratifié ni appliqué, à la suite de l’intervention victorieuse de Mustafa Kemal, héros national turc appelé plus tard Atatürk, « père des Turcs ». Pendant la guerre, cet officier avait gagné une bataille contre les alliés dans les Dardanelles et il considérait que Mehmet avait agi comme un traître en signant le traité de Sèvres. Il mène alors et gagne la guerre d’indépendance contre les armées arménienne, italienne et grecque. La Grande Assemblée nationale qu’il préside à Ankara vote l’abolition du sultanat et proclame la République le 1er novembre 1922.

Ce changement dans la situation politique de la Turquie explique la nécessité de la conférence de paix entre ce pays, qui avait été l’allié de l’Axe vaincue, et les vainqueurs de la Grande Guerre.

C’est ainsi que la conférence réunit d’une part l’Empire britannique, la France, l’Italie, la Grèce, la Roumanie, l’Etat serbe-croate-slovène (future Yougoslavie), et, d’autre part la Turquie.

Le traité commence ainsi : ces pays, « animés d’un même désir de mettre fin définitivement à l’état de guerre qui, depuis 1914, a troublé l’Orient, soucieux de rétablir entre eux les relations d’amitié et de commerce nécessaires au bien-être commun de leurs nations respectives, et considérant que ces relations doivent être basées sur le respect de l’indépendance et de la souveraineté des Etats, ont décidé de conclure un traité à cet effet ».

Il était souhaité que le traité soit ratifié dans le plus court délai possible. Les ratifications seront déposées à Paris où l’enregistrement a eu lieu le 5 septembre 1924.

Le choix de Lausanne pour l’organisation de la conférence a particulièrement plu aux Turcs qui y

avaient créé un foyer important depuis 1910. Les Jeunes-Turcs publiaient des pamphlets nationalistes imprimés à Lausanne et le Congrès Turc y avait lancé un mensuel, intitulé Turkey, dès février 1921.

La petite ville de Lausanne, qui ne comptait guère plus de 70.000 habitants, est devenue soudainement un centre de l’agitation diplomatique internationale. Les 250 délégués occupaient les grands et les petits hôtels, selon leurs ressources financières. Si je mets le mot de délégué seulement au masculin, ce n’est pas par erreur. Lorsque l’on voit les photos des participants, on n’aperçoit que des hommes, des moustaches et des costumes noirs. On peut discerner quelques chapeaux féminins au tout dernier rang.  Ce sont sans doute les secrétaires.

Des centaines de journalistes ont aussi afflué sur les bords du Léman. Mais la presse lausannoise en est réduite à la portion congrue : ses typographes se sont mis en grève. Seule paraît une Presse lausannoise sur quatre pages.

Il fallut donc neuf mois pour accoucher de ce traité fondateur pour la Turquie et pour une région européenne encore secouée par les derniers soubresauts de l’empire ottoman. Nous n’allons pas aujourd’hui établir un parallèle avec ce qui se passe dans un pays situé au nord de la Turquie, ébranlé par les derniers soubresauts d’un autre empire, même si nous y pensons.

 

L’arrivée de personnalités majeures de la politique internationale à Lausanne en novembre 1922 a donné lieu à quelques situations étonnantes.

Il manque un des personnages clés de la Turquie nationaliste, Talaat Pacha, qui, lorsqu’il était ministre de l’intérieur en 1915, supervisa la déportation et l’assassinat de plus d’un million d’Arméniens et de chrétiens assyriens. S‘il n’était pas là c’est parce qu’un Arménien venait de venger son peuple en assassinant Talaat en exil à Berlin en 1921. (Voir Talaat Pacha, l’autre fondateur de la Turquie moderne, architecte du génocide des Arméniens, par Hans-Lukas Kieser, CNRS éd., 2023.)

Le coordinateur de la conférence  est le ministre britannique des affaires étrangères, lord George Curzon ; il assure aussi la présidence de la principale commission. Du côté français, Raymond Poincaré, alors ministre des affaires étrangères, après avoir été président pendant la guerre, assiste à l’ouverture des négociations. Pour l’Italie, voici Benito Mussolini, qui vient d’accéder au pouvoir à la suite de la marche sur Rome. Comme le Duce a de mauvais souvenirs d’un précédent séjour à Lausanne où il avait été arrêté pour vagabondage, il s’installe à Territet, à quelques kilomètres de Lausanne. C’est là que Curzon et Poincaré acceptent de le rencontrer pour des discussions préliminaires. Entrée remarquée du dictateur italien sur la scène diplomatique européenne.

Curzon, quant à lui, ne restera pas jusqu’au bout du processus. Lorsqu’un projet de traité présenté fin février 1923 est rejeté par la Turquie, il en a assez et rentre à Londres. Il sera remplacé par sir Horace Rumbold, haut commissaire à Constantinople.

A la reprise, fin avril, la Russie envoie un nouveau délégué. Celui-ci va payer au prix fort sa venue. Un émigré de la Russie blanche l’abat, ainsi que deux de ses collaborateurs, de plusieurs coups de révolver pendant qu’il dîne avec des collègues. L’auteur de ces assassinats, Moritz Conradi, un Russo-Suisse anticommuniste, sera acquitté à l’issue de son procès, qui sera celui du bolchévisme et nuira à la réputation impartiale de la justice suisse.

A part cet épisode sanglant, la conférence se déroule plutôt pacifiquement. Le délégué turc Ismet Pacha, dit Ismet Inönü, ministre des affaires étrangères, proche collaborateur de Kemal Atatürk, dont il deviendra le successeur de 1938 à 1950, est un négociateur tenace. Si tenace que lord Curzon aurait dit qu’il « était aussi utile d’argumenter avec Ismet qu’avec la pyramide de Chéops ». Ismet arrive à ses fins et parvient à obtenir presque tout ce que la nouvelle Turquie souhaite, la constitution d’un Etat solide, homogène, débarrassé de la mainmise étrangère.

A partir de là, Atatürk pourra lancer de profondes réformes, principalement en secouant l’influence arabe : « Il mit fin à la dynastie ottomane, abolit le califat, proclama la séparation de la religion et de l’Etat, instaura une laïcité rigoureuse, exigea de son peuple qu’il s’européanise, remplaça l’alphabet arabe par l’alphabet latin, obligea les hommes à se raser et les femmes à ôter leurs voiles, échangea lui-même son couvre-chef traditionnel contre un élégant chapeau à l’occidentale. Et son peuple le suivit. Il le laissa bousculer les habitudes et les croyances sans trop rechigner. Pourquoi ? Parce qu’il lui avait rendu sa fierté. » (Citation de Amin Maalouf, dans Le Dérèglement du monde, essai paru chez Grasset en 2009.)

Mais venons-en au traité lui-même. Ce sera finalement le haut commissaire à Constantinople, sir Horace Rumbold, qui reprendra la direction des discussions après le départ de Curzon et signera pour les Britanniques. Un général français, Maurice Pellé, haut commissaire en Orient, signera pour la République française.  Pour le gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie, il y aura trois signataires, dont Ismet Pacha, le négociateur principal.

Il est intéressant de constater que les signatures des neuf plénipotentiaires étrangers et des trois Turcs sont toutes absolument lisibles.

Sur 115 pages, le traité comprend des clauses politiques, territoriales, financières, commerciales, sanitaires, judiciaires. Une section importante s’applique à la nationalité, concernant les personnes qui vivent dans des territoires transférés à d’autres Etats. Ces personnes perdent leur nationalité turque mais ont deux ans pour opter en sa faveur. Les femmes mariées suivront la condition de leurs maris et les enfants âgés de moins de 18 ans suivront la condition de leurs parents.

« Le gouvernement turc s’engage à accorder à tous les habitants de la Turquie pleine et entière protection de leur vie et de leur liberté, sans distinction de naissance, de nationalité, de langue, de race ou de religion. Tous les habitants de la Turquie auront droit au libre exercice, tant public que privé, de toute foi, religion ou croyance dont la pratique ne sera pas incompatible avec l’ordre public et les bonnes mœurs. Les minorités non-musulmanes jouiront pleinement de la liberté de d’émigration et de circulation. »

« Les ressortissants turcs appartenant aux minorités non-musulmanes jouiront des mêmes droits civils et politiques que les musulmans. Tous les habitants de la Turquie, sans distinction de religion, seront égaux devant la loi. » « Ces stipulations constituent des obligations d’intérêt international et sont placées sous la garantie de la Société des Nations. »

Voilà quelques points sur la liberté de religion qu’il est important de souligner aujourd’hui. Mais la Société des Nations est morte… En réalité, l’échange massif de populations aura pour résultat la quasi-élimination de la présence chrétienne en Anatolie. De plus les problèmes avec les Kurdes et les Arméniens ne seront pas résolus.

En cas de différends créés par le traité, des Tribunaux Arbitraux Mixtes seront créés entre chacune des puissances alliées et la Turquie.

Les Etats contractants s’engagent à rapatrier immédiatement les prisonniers de guerre et internés civils qui seraient restés entre leurs mains. Et déclarent renoncer au remboursement réciproque des sommes dues pour l’entretien des prisonniers de guerre capturés par leurs armées.

Un autre remboursement est traité de manière approfondie, celui de la Dette publique ottomane. Elle concerne des emprunts antérieurs à 1914 auprès des banques d’émission telles que la Deutsche Bank, la Banque impériale ottomane, ou la Banque française. En revanche, la Turquie et les puissances contractantes renoncent à toutes réclamations pécuniaires concernant la période allant de 1914 à la mise en vigueur du traité.

Finalement, le traité de Lausanne de 1923 a été très profitable pour la Turquie qui a pu créer une nouvelle identité nationale.

Voir : Traité de Lausanne 1923. Introduction et commentaires de Sylvie Arsever. Feuilles orientales, Ed. de l’Aire 2014.

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