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Les linguistes s'insurgent

Originaires de Paris, de Montpellier, de Montréal, de Bruxelles, voire de Neuchâtel, et d’ailleurs en France, au Canada et en Belgique, dix-huit linguistes qui se disent atterrées ont exprimé leurs vues scientifiques sur la langue française dans un tract apparemment optimiste : Le français va très bien, merci (Tracts, Gallimard, 2023).

Grâce à une astuce typographique, le dernier e dans atterrées a adopté une autre couleur plutôt que d’alourdir le mot avec des points, des tirets, des parenthèses ou des traits d’union.

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D’emblée, une note avertit que « le texte a été rédigé en respectant les Rectifications orthographiques de 1990, en appliquant l’accord de proximité, ainsi que l’invariabilité du participe passé des verbes conjugués avec avoir. »

Au cours de la lecture, on s’aperçoit que l’accent circonflexe a disparu dans paraitre, mais qu’il est resté dans blâme, et qu’on a le droit de s’assoir, sans que cela soit considéré comme une faute.

J’allais écrire « compté comme une faute ». Et je n’ai pas osé. Pouvais-je simplifier « compter » en « conter » ? Compter vient de computare, donc le « pt » s’explique et permet de le distinguer d’un comté ou de conter. Mais conter a aussi pour origine computare ! Allez-y comprendre quelque chose.

Le groupe de linguistes se dit atterré. Ce mot m’a incitée à en chercher l’histoire dans le Dictionnaire de l’Académie française. Depuis la première édition de 1694, l’orthographe a changé deux fois. Dans la cinquième et la sixième édition de 1798 et 1835, on accepte attérer et atterrer.

Face à l’Académie française

Pourquoi la gent linguistique est-elle atterrée ?

Les linguistes de notre Tract affirment que « le mélange, l’impur sont signes de vitalité pour une langue.  Le séparé, le pur, une vue de l’esprit, un idéal, une langue statufiée ». Soyons accueillants !

C’est se poser manifestement face à l’Académie française, dont le dictionnaire ne liste que 32.000 mots dans sa dernière édition complète de 1935, alors que le Wiktionnaire en répertorie plus de 400.000, selon le Tract, qui accuse l’Académie de proposer « surtout aujourd’hui, une vision trop souvent élitiste de la langue ».

Les Immortels décident de « dire le « bon usage » dès lors qu’il est établi et consacré ». Mais, écrivent les linguistes : « l’usage, « bon » ou pas, ce sont les francophones qui, au quotidien le fabriquent, le façonnent, le font évoluer ».

Les difficultés proviennent de l’histoire de la langue, des étymologies. Officiellement l’orthographe n’a pas été réformée depuis la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie française. Toutes les tentatives ont échoué, même la plus récente, celle de 1990, peine à s’imposer. Pourquoi ? « Parce qu’elle est devenue un marqueur social extrêmement puissant », affirment nos linguistes. En effet, quand on aime la langue, on a tendance à sursauter lorsqu’on aperçoit des erreurs et à en dénigrer les auteurs. Or « l’orthographe française n’est pas toujours logique ni étymologique », reconnaît le Tract.

La langue de Molière

D’après une formule qui semble catégorique, la meilleure manière de s’exprimer en français serait dans la langue de Molière. Voilà un dogme idiot, permettez-moi de le dire. Aussi belle soit-elle, la langue de Molière ne saurait nous guider aujourd’hui. Certains termes ont changé de sens, d’autres ne sont plus guère connus. Ils font même rire.

Lorsque Tartuffe interpelle son valet, « Laurent, serrez ma haire et ma discipline », que veut-il dire ? La haire, vêtement grossier fait de crin porté sur la peau en guise de mortification, et la discipline, un fouet destiné à se flageller, ne sont plus guère utilisées, sauf peut-être dans les couvents. Devrait-on y voir le désir d’effets aphrodisiaques ? Linguistiquement parlant, on pourrait cependant proposer la haire pour mettre en évidence ses nombreux homophones : air, aire, ère, ers, hère, r. Une multiplicité assez rare.

Une autre phrase du Tartuffe surprend : « et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint ». On nous a pourtant appris qu’amour, ainsi que délice et orgue, est masculin au singulier et féminin au pluriel.  La règle est donc plus tardive.

Dans L’Avare, de jolies phrases étonnent. Harpagon s’adresse au valet La Flèche : « Tu fais le raisonneur. Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. (Il lève la main pour lui donner un soufflet) ». Qui parle encore de soufflet pour désigner une gifle, une claque ou une baffe ?

La langue de Voltaire

Il arrive que l’on vante la langue de Voltaire comme bon exemple. Plus proche de nous, elle parait en effet plus facile à apprendre et copier. Là aussi, cependant, on trouve des mots bizarres. Dans son Sottisier, on déniche ce terme, « Européans, toujours inquiets, changeant tous les dix ans d’intérêt et de politique. Asiatiques, plus uniformes. »  

Quelle belle définition que celle du vieillard : « un grand arbre qui n’a plus ni fruits ni feuilles mais qui tient encore à la terre » ; ce pourrait être son portrait.

Chez l’auteur du Traité de la tolérance publié pour l’affaire Calas, on aime cette phrase : « Dans les pays où l’on a liberté de conscience, on est délivré d’un grand fléau : il n’y a point d’hypocrites. » Remarquons cependant l’absence de l’article « la » devant liberté, qui date certainement.

Voltaire me plait lorsqu’il soutient l’argot. « Les gueux et les voleurs ont un argot ; mais quel état n’a pas le sien ? Les théologiens et surtout les mystiques n’ont-ils pas leur argot ? Le blason n’en est-il pas un ? Est-il plus beau de dire gueules ou sinople au lieu de rouge et vert, que pitancher du pivois au lieu de dire boire du vin ? »

Pléonasmes

Du vin, passons à l’eau, à propos d’un exemple que l’on puise dans le Dictionnaire amoureux de la langue française (Plon, 2014) de Jean-Loup Chiflet. Au chapitre du trait d’union, il cite une liste d’anomalies.  Pourquoi écrit-on « eau douce, mais eau-forte, eau de source, mais eau-de-vie, eau de noix, mais eaux-vannes », ou glouglou, mais frou-frou ?

Dans une saison qui consacre beaucoup de temps au sport, j’aime rappeler que le tennis, un mot anglais que l’on a adopté comme du bon français, provient en réalité du français. Au jeu de paume, l’ancêtre du tennis, le serveur disait « tenez » quand il lançait la balle. Tenez est devenu tennis en passant par tenetz, en ancien français.

Le terrain sur lequel on joue au tennis est un court, mot anglais pour une cour. Et n’allez pas dire un court de tennis, ce serait un pléonasme. Car le court est un terrain spécialement aménagé pour le tennis. Les autres sports ont tous des terrains, mais le tennis est le seul à avoir un mot rien que pour lui, remarque Jean-Loup Chiflet.

Les pléonasmes sont d’ailleurs une faute linguistique fréquente, car on ne pense pas toujours au sens précis des mots. Pourquoi dire que les joueurs sont originaires de quatre pays différents ? Au jour d’aujourd’hui, on ne devrait même pas dire aujourd’hui, puisque hui, du latin hodie, suffirait ! 

Parfois, il s’agit de renforcer le sens, mais bien souvent, la répétition est inutile, voire vicieuse : descendre en bas, monter en haut, reculer en arrière, marcher à pied, hasard imprévu, secousse sismique, collaborer ensemble, tous sont unanimes, suivre derrière, prévoir d’avance, se réunir ensemble, panacée universelle.  Je ne vais pas en rajouter, pour éviter de vous atterrer.

 

P.S. La Tribune de Genève du 20 juillet a consacré un éditorial et une page entière au Tract, sous ce titre : Coup de sang des linguistes contre les puristes. La journaliste Lise Bourgeois s’est entretenue avec la participante suisse du Tract, Corinne Rossari, professeur de linguistique à l’université de Neuchâtel.

                                                                                                      

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